Décryptage serré d’une situation catastrophique.
Lu sur un forum de graphistes en juin 2008, au détour d’une banale discussion sur un travail effectué sans bon de commande (paaas bien), le témoignage suivant :
C’est une situation délicate… dans laquelle je me suis mise toute seule par peur de voir mon unique client me dire « non ». Tout simplement pour conserver ce boulot qui me plaît énormément.
En bref : je travaille depuis un an et demi pour cette agence en freelance, à temps plein, pour eux dans leur locaux tous les jours, avec leur matériel. Je fais environ 50 h à 60 h par semaine, je bosse aussi le week-end quand il faut. J’ai à peu près deux à quatre boulots par mois pour environ 400 € le boulot qui correspond à trois semaines de travail. Je suis payée selon le barème de mon agence.
[…]
Depuis à peu près six mois, je fais du forcing pour les bons de commande et à chaque fois « J’ai pas eu le temps », » Je sais pas faut que je fasse le devis au client » etc. Toujours une excuse.
Jusqu’au jour ou j’ai commencé à hausser le ton… Ce qui n’a pas été une bonne chose.
Je leur ai fait comprendre que les retards accumulés ne me satisfaisaient pas…
Que ce n’était pas comme ça que je souhaitais travailler avec eux. Aucun effort depuis.
Il y a deux mois, gros clash j’ai pas pu rendre un boulot à l’heure car à force de changer d’idées toutes les cinq minutes j’ai pas tenu le coup physiquement et me suis effondrée.
Depuis c’est la dégringolade, surchargée de boulot, changement d’orientation au jour le jour, je passe mon temps à revenir encore plus sur mes dossiers.
Bref de l’élément efficace et opérationnel, je suis passée à la stagiaire incompétente.
J’avoue franchement que je ne sais pas comment je dois réagir, mais une chose est sûre, c’est que je ne peux plus travailler de cette façon.
Il me reste un dossier en cours, j’ai deux solutions.
-
Soit j’arrête je dis stop et dans ce cas je n’ai aucune conscience professionnelle ce qui ne me plaît pas.
-
Soit je dis clairement que je reprends le dossier, une fois que mon BDC me sera donné au risque de rater le rendu, et d’en plus me disputer sérieusement avec eux.
Je trouve que ça fait chantage, mais si il faut tant pis je prends le risque…
Qu’en pensez vous ?
On en pense que cette histoire, bien réelle, et entendue pas mal de fois à quelques variantes près, est un parfait condensé de la situation absolument dramatique – et par ailleurs heureusement illégale – dans laquelle certains freelances particulièrement mal préparés arrivent à s’enfermer.
Le salariat déguisé, c’est quand un travailleur « indépendant » (ou plutôt qui croit l’être) se retrouve en situation de subordination et de dépendance (matérielle ou financière) par rapport à un « client », qui de fait est son patron.
0 % sûr
Un patron donc, qui vous fait travailler comme il veut quand il veut, vous impose ses directives, fixe ses tarifs et horaires, monopolise toutes vos journées de travail, joue de son autorité et compte sur votre présence à volonté… Mais pourra vous virer dès qu’il n’aura plus besoin de vous, sans préavis, sans indemnité, sans problème.
Si un mois il n’a pas besoin de vos services, vous ne travaillerez pas et vous ne serez pas payé, tout simplement. Et oui, vous êtes « freelance ».
0 % rentable
Pourquoi s’en priverait-il en même temps, lui qui vient de trouver l’employé idéal ? Non contente d’être aussi précaire qu’un travailleur clandestin, notre amie paye elle-même ses cotisations sociales. Sur son « salaire » mensuel moyen ébouriffant d’environ « trois boulots » × 400 € donc 1200 €, opérons le calcul expliqué sur notre page traitant des charges du freelance1, et on constatera qu’il reste environ 600 € nets.
Soit, à peu près la moitié du SMIC. Pour 60 h par semaine. Et les week-ends tant qu’on y est.
Voilà pour le « boulot qui plaît énormément ». Un boulot que le plus sous-qualifié des manutentionnaires du pays (et de quelques autres) n’accepterait pas. Et encore lui il a les congés payés, les points de retraite, le droit à la formation…
Rappelons pour achever ce déjà catastrophique bilan qu’en travaillant à temps plein chez un client, on se coupe de toute chance de prospecter d’autres contrats, éventuellement mieux payés, et ajoutons-y donc le manque à gagner correspondant et l’impossibilité totale de développer son activité.
0 % légal
Comment ne pas être dépendant d’un unique client depuis un an et demi, dont on travaille dans les locaux, sur le matériel, et que malgré les exigences hallucinantes on avoue avoir « peur de perdre » ?
Comment ne pas être subordonné à ce client qui impose ses tarifs, ses horaires, ses contrats, ses journées de douze heures sans qu’on ose ne serait-ce que réclamer un bon de commande de peur d’être jugé « non-professionnel » (sic) ?
Soyons clairs, un cas comme celui-ci relève de l’Inspection du Travail, voire d’un bon procès.
Si le salariat déguisé est avéré, la prestation sera requalifiée en embauche, et « l’employé de fait » pourra réclamer légalement à son « patron de fait » l’équivalent de tout ce qu’il aurait du gagner en tant que salarié (donc à minima le SMIC, plus les heures supplémentaires et les congés payés). Rétroactivement, ça ferait une belle somme.
Malheureusement quand on a été capable de s’embourber dans une logique de soumission pareille rares sont ceux qui sont capables de se réveiller au point de faire valoir leurs droits jusqu’au bout.
0 % compris
Car pour avoir accepté un système aussi inique pendant aussi longtemps, et surtout pour interpréter la situation comme le fait l’auteur de ce message, qui en est encore à se demander comment exiger le minimum sans avoir l’air de faire du « chantage » (re-sic), disons-le tout net, il faut n’avoir rien compris.
Rien compris au freelance, ni au monde du travail.
À quoi rime de se mettre en « indépendant » si c’est pour se retrouver sous le contrôle total d’un client unique pour n’en devenir, au final, qu’un salarié sans droits salariaux ?
A quoi rime d’accepter toutes les contraintes du salariat sans bénéficier d’aucune de ses protections ? De supporter toutes les charges et précarités de l’indépendance si c’est pour ne profiter d’aucun de ses avantages ?
À noter, c’est souvent parmi les étudiants fraîchement sortis d’école qu’on trouve les victimes de ce genre d’abus. Pour la bonne raison que quiconque a déjà été salarié connaît ses droits et rirait au nez d’un patron lui proposant une telle collaboration (en appelant l’URSSAF juste après pour un petit contrôle s’il est d’humeur rancunière), et que n’importe qui ayant exercé le métier en « vrai » freelance quelques mois sait que ça n’a rien à voir avec ça et fuirait en courant.
« Victime » n’est pourtant pas le mot exact car pour monter ce salariat déguisé il faut être deux et que le freelance-travailleur est tout autant responsable de l’avoir accepté que le client-patron de l’avoir imposé.
100 % irresponsable
Car si la loi interdit ce système, c’est précisément pour protéger les droits salariaux qu’il piétine allègrement.
Si afin de pourvoir un poste d’employé il suffit de prendre un « freelance » qui fera le même travail pour la même paye brute, coûtant donc deux fois moins cher et ne disposant d’aucun droit salarial, qui va encore se soucier de signer des CDD et CDI encombrés d’indemnités de licenciement, de taxes patronales et de rémunérations minimum ?
En freelance, on est quoiqu’il arrive responsable de sa rémunération et de ses conditions de travail. On est aussi, si on casse les prix, si on accepte n’importe quoi, dans une certaine mesure responsable de celles des autres indépendants.
Un freelance acceptant les conditions d’un salariat déguisé se retrouve, en plus, responsable de celles de tous les salariés. Face à ce genre de responsabilité on n’a pas le droit d’agir inconsidérément : quand on se lance, il faut se renseigner.
Attention carotte
On parle ici volontairement d’un cas d’école, avec patron méchant, paye visiblement minable, abus sur les horaires et tout le tremblement. N’allez pas croire pour autant que l’absence d’un de ces facteurs vous sauve automatiquement d’une exploitation caractérisée. Certains employeurs indélicats savent en effet se montrer plus malins et vous brosser dans le sens du poil.
Au rang de ces petites fourberies bien efficaces, évoquons par exemple l’art de tourner les mots : on ne vous proposera ni un emploi de salarié ni une mission freelance, mais la flatteuse position d’« associé indépendant ».
Bien que l’expression en elle-même soit à hurler de rire (s’il y a quelqu’un dans une boîte qui ne peut pas être indépendant, c’est bien l’associé, par définition), cette tournure semble contre toute logique arriver à produire son petit effet.
Peut-être le fait que la pratique soit (et c’est un comble) très régulièrement encouragée par certains professeurs d’écoles supérieures manifestement aussi sensibles au droit du travail privé qu’un pétrolier l’est à la fonte des glaces joue en ce sens…
Revenons pour conclure sur le « dilemme » final de l’extrait cité, qui en dit assez long à lui seul sur l’état de confusion et le manque de préparation de son auteur.
Il me reste un dossier en cours, j’ai deux solutions :
- Soit j’arrête je dis stop et dans ce cas je n’ai aucune conscience professionnelle ce qui ne me plaît pas.
- Soit je dis clairement que je reprends le dossier, une fois que mon BDC me sera donné
au risque de rater le rendu, et d’en plus me disputer sérieusement avec eux.
Je trouve que ça fait chantage, mais si il faut tant pis je prends le risque…
Non. Avoir une « conscience professionnelle » ce serait commencer par comprendre ce que veut dire être indépendant, et arrêter d’être la vache à lait d’une agence peu scrupuleuse en acceptant des rapports commerciaux, des conditions de travail et de rémunérations absolument ridicules, dangereuses et illégales. Avoir une conscience professionnelle c’est être professionnel, pas être une bonne poire pendant des années.
Et les vrais deux choix les voilà.
- Soit notre amie se réveille, arrête d’être une victime consentante, se met à travailler sérieusement dans les vraies conditions de l’indépendance, s’enfuit immédiatement de son bourbier et va commencer à se trouver plusieurs clients qui la payeront normalement (le freelance quoi).
- Soit pour elle travailler c’est synonyme de 50 h par semaine dans des locaux fournis avec un patron sur le dos et 1500-2000 € à la fin du mois, et dans ce cas elle arrête le massacre et devient salariée parce que le freelance ce n’est définitivement pas pour elle. Au moins, elle ne paiera plus les charges et le prix de sa précarité à la place de son patron, et elle laissera la place à ceux qui sont capables de gérer ce statut sans en détruire les prix et les usages.
En résumé : un client n’est en aucun cas un patron. Sachez repérer les signes du salariat déguisé et éviter les situations abusives. Travail dans les locaux du client (souvent le point de départ du système, surtout si c’est imposé par lui), client unique ou largement majoritaire dans votre activité, rémunération sans rapport avec le statut d’indépendant (parfois même calquée sur un « barême » salarial), « heures supplémentaires » non-rémunérées, flou voire absence régulière des bons de commande… sont des facteurs qui pris séparément ne sont pas forcément synonymes de danger (enfin ça dépend lesquels) mais qui accumulés finissent par mener au pire : la subordination et la dépendance du soi-disant freelance, transformé en sous-employé sans droits.
Dès lors qu’un client vous propose un arrangement ou une « collaboration » incluant ce genre de conditions, mettez votre radar en marche et analysez l’offre avec discernement. C’est dans cette optique qu’il est d’ailleurs plutôt déconseillé de tenter ce type d’accord quand on débute en freelance et qu’on ne sait pas encore très bien se situer dans son activité. Assurez-vous d’abord d’avoir les épaules nécessaires pour fixer et maintenir les limites.
-
Pour ceux qui ne l’ont pas encore lue (quoi il en reste ?), l’explication de ce qui fait le tarif du freelance est ici. ↩